Au cœur du préjugé de couleur dans la colonie de Saint-Domingue. Médéric Moreau de Saint Méry contre Julien Raimond. 1789-91

, par  Florence Gauthier
Lu 8499 fois

 Portraits des protagonistes

Julien Raimond, comme Moreau de Saint Méry, ont été peu étudiés, mais déjà des préjugés ont campé nos deux protagonistes. Pour l’éternité ? Nous ne le souhaitons pas et allons tenter d’éclairer la biographie et la rencontre de ces deux personnages. Au passage, nous découvrirons la source de quelques-uns de ces préjugés.

Que dit-on de Julien Raimond ? Né en 1744 à Bainet, dans la province du Sud de Saint-Domingue, il mourut en 1801. Luc Nemours lui a consacré une brève étude, publiée en 1951, dans laquelle il le présente comme le chef des gens de couleur de Saint-Domingue [1]. Dans son beau travail consacré à la catégorie des libres de couleur dans les colonies françaises de la Caraïbe de 1635 à 1833, Yvan Debbasch [2] présente Julien Raimond comme un défenseur des libres de couleur. John Garrigus [3], dans une étude de 1990, estime lui aussi que Raimond s’est occupé de défendre les droits de sa couleur. Enfin, Pierre Pluchon, un historien qui ne cache pas ses préjugés racistes, dresse un portrait doublement péjoratif de Julien Raimond, l’un des chefs mulâtres libres qui fut, avec son gendre Pascal, un affairiste à la conduite trouble.

Pluchon ajoute la phrase suivante, pleine d’obscurités :

"Il (Raimond) n’aimait pas Rigaud, chef du Sud, parce qu’il avait fait fusiller son ami Labuissonnière, maire de Léogane, qui s’était donné aux Anglais." [4]

Cette phrase doit expliquer pourquoi Raimond a soutenu Louverture au moment de la guerre contre la rébellion de Rigaud, chef des libres de couleur de la province du Sud, en 1799. L’explication de Pluchon repose sur un préjugé de couleur. Raimond étant un « libre de couleur », devrait, selon cette logique, prendre le parti de Rigaud, lui aussi un libre de couleur. Mais ce ne fut pas le cas et Raimond soutint Louverture. La logique simpliste des couleurs ne fonctionne donc pas. Pluchon invente alors une explication avec un règlement de compte : Rigaud a fusillé Labuissonnière, qui était un ami de Raimond. Ce dernier ne pardonne pas à Rigaud d’avoir tué son ami. Une logique de sentiments -ici de vengeance- vient remplacer celle des préjugés de couleur.

Que Raimond ait pu juger que la guerre entre les libres de couleur et les noirs était une erreur politique n’effleure pas même les convictions racistes de Pluchon.

Ainsi, c’est avec des approches et des inductions reposant sur une hiérarchie de couleurs, sur laquelle des préjugés péjoratifs sont venus se greffer, qu’un portrait a été construit : Julien Raimond, chef des gens de couleur en 1951, a tourné à l’affairiste trouble en 1995.

Voyons maintenant Moreau de Saint-Méry. S’il est lu pour avoir beaucoup écrit sur les colonies esclavagistes, il n’en demeure pas moins, lui aussi, méconnu. Né à la Martinique en 1750, mort en 1819, il avait épousé une fille Milhet qui l’avait fait entrer dans le milieu des notables du Cap, à Saint-Domingue. Planteur et juriste il fut envoyé en France en 1783. Ce fut à cette époque qu’il publia un nouveau code de lois pour la colonie de Saint-Domingue [5]. Il participa à la création du Cercle des Philadelphes, au Cap, avec Arthaud et Baudry de Lozières, ses beaux-frères, et le mit en contact avec des loges maçonniques qu’il fréquentait en Europe.

Dans la période de convocation des Etats généraux, il participa activement aux réunions des colons de Saint-Domingue et fut un des fondateurs de la Société correspondante des colons français, dit club Massiac, au mois d’août 1789. Il fut nommé député de la population blanche de la Martinique à l’Assemblée constituante, le 14 octobre de la même année.

Voici ce qu’écrit Pluchon sur Moreau dans ce même index biographique :

"Homme actif, consciencieux et vaniteux, Moreau qui est un homme des Lumières appartient à la Franc-maçonnerie et à diverses sociétés qui la prolongent, ainsi qu’à des académies françaises et étrangères…Ce juriste réformiste, à l’esprit philosophique, pressé par les évènements, renie ses principes intimes. Porte-parole des colons à l’Assemblée nationale, il se prononce contre la suppression de la traite, contre l’abolition de l’esclavage et même contre l’octroi de l’égalité des droits politiques aux métis libres." [6]

Moreau prend ici l’apparence d’un homme brillant et reconnu et Pluchon en fait même un "homme des Lumières". Son appartenance à la Franc-maçonnerie devient une carte de notoriété assurée. Pluchon ajoute un peu de mystère au personnage : cet "homme des Lumières" qui se prononce en faveur de la traite des Africains et du maintien de l’esclavage, mais aussi du préjugé de couleur en s’opposant à l’égalité des droits entre les colons Blancs et les "métis libres", aurait renié ses "principes intimes". Mais Pluchon ne précise pas la nature de "ses principes intimes", le mystère demeure.

En conclusion, l’esclavagiste Moreau de Saint-Méry est présenté comme un "homme des Lumières" et Raimond, le "mulâtre", un affairiste à la conduite trouble.

La première question que nous posons est la suivante : ces constructions, tour à tour péjoratives et mystérieuses, sont-elles fondées ? Une seconde question s’impose à nous : peut-on être favorable à la traite des Africains, à leur mise en esclavage et au préjugé de couleur et être qualifié "d’homme des Lumières" ?

 Julien Raimond et la Société des citoyens de couleur

Julien Raimond est né à Bainet en 1744. Son père, paysan béarnais, avait obtenu le statut privilégié de colon et épousa, une fois à Saint-Domingue, une femme de couleur qui était l’héritière d’un riche colon [7]. Depuis les années 1750, les progrès du préjugé de couleur se firent sentir à Saint-Domingue et provoquèrent la résistance des colons métissés. Julien Raimond devint le représentant de ces colons métissés dans la province du Sud pour faire valoir leurs droits auprès du roi, lorsqu’en 1783, ils décidèrent d’offrir un vaisseau au roi. Mais leur proposition fut empêchée par le parti ségrégationniste qui refusait de faire reconnaître les libres de couleur comme des colons à part entière [8].

Toutefois, Raimond eut la chance de rencontrer le ministre de la marine, Castries, qui était un réformateur et qui autorisa Raimond à se rendre à Versailles défendre la cause des libres de couleur. Il fallait à Raimond cette autorisation, car la nouvelle législation ségrégationniste interdisait aux colons métissés de se rendre en métropole.

Julien Raimond arriva en France en 1784, avec sa femme Françoise Dasmard, et s’installa dans la région d’Angoulême. À partir de 1785, il présenta différents mémoires au roi, sur les droits des libres de couleur, mais, en 1787, la démission du ministre Castries le priva de son principal soutien. Le nouveau ministre La Luzerne n’osa contrer la réaction des colons ségrégationnistes contre tout ce que son prédécesseur avait amorcé en faveur des libres de couleur et des esclaves. De 1787 à 89, Julien Raimond continua de correspondre avec le ministre de la marine, en vain.

Pendant ce temps-là, les colons de Saint-Domingue qui se méfiaient des ministres réformateurs de la monarchie, se virent écartés de la convocation des États généraux, car les colonies, possessions de la couronne et sous le contrôle direct du roi, n’étaient pas des Pays d’États et comme tels, n’avaient pas à être représentés dans cette forme de conseil élargi du roi. Ces colons s’organisèrent en parti indépendantiste, secrètement tout d’abord et le Cercle des Philadelphes en fut une expression au Cap, puis à Paris à l’initiative de Louis marquis de Gouy d’Arsy, de Jean-François comte de Reynaud de Villeverd et de Médéric Moreau de Saint-Méry qui convoquèrent les colons résidant en France pour le 15 juillet 1789 et prirent le nom de Comité des colons de Saint-Domingue [9].

Comme le roi refusait de convoquer les colonies dans le cadre des États généraux, ce fut à la faveur de la Révolution, qui transforma ces États en Assemblée nationale constituante, que les colons échappèrent au contrôle royal en se mettant sous la protection de l’Assemblée, lors du Serment du jeu de Paume, le 20 juin 1789. Un débat eut lieu à leur sujet le 27 juin suivant, puis le 3 juillet. Les colons voulaient dix-huit députés pour Saint-Domingue et prétendaient représenter toute la population de l’île. L’Assemblée refusa cette prétention. Les intervenants firent observer que la population était formée de trois groupes : celui des colons blancs, celui des libres de couleur et celui des nègres esclaves et, finalement, l’Assemblée accepta six députés qui représenteraient la seule population blanche de la colonie [10].

Cette décision constitue une ouverture remarquable : l’Assemblée avait, d’une part, refusé la législation que les colons esclavagistes avaient obtenue aux États-Unis et, d’autre part, reconnu l’existence des libres de couleur et des nègres esclaves non représentés en son sein. Elle ouvrait ainsi à ces deux classes la possibilité de réclamer une représentation. C’est ce qui se produira avec le décret du 4 avril 1792 en faveur des libres de couleur, puis avec l’abolition de l’esclavage le 16 pluviôse an II-4 février 1794.

On notera que cette décision de l’Assemblée n’a guère été prise en compte par l’historiographie. Pourquoi ? Nous l’ignorons, mais cette ignorance, si ce n’est une occultation, rend la demande d’une représentation des libres de couleur par la Société des citoyens de couleur incompréhensible [11].

Le Comité des colons de Saint-Domingue, dirigé par Gouy d’Arsy, fut contesté et les marquis de Massiac, Gallifet, La Rochejaquelein, La Rochefoucauld-Bayers, les comtes d’Agoult, de Laborde, et d’autres riches propriétaires de Saint-Domingue, formèrent la Société correspondante des colons français le 20 août 1789, mieux connue sous le nom de club Massiac. Son objectif était de défendre à tout prix les colonies, telles qu’elles fonctionnaient, et y maintenir le pouvoir dirigeant des grands planteurs. Echaudé par les réformes tentées par la monarchie elle-même dans les années 1780, ce lobby colonial cherchait à unir les intérêts communs des planteurs et des négociants contre toute éventuelle réforme. Depuis le vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, le club Massiac se méfiait de l’Assemblée elle-même et voulait obtenir une constitution coloniale spécifique, à cause de l’esclavage, afin d’éviter l’application de la Déclaration des droits. L’idée de se protéger en menaçant de faire sécession avait déjà été envisagée. Restait à trouver la nouvelle métropole qui défendrait les intérêts de la colonie : s’agirait-il des Etats-Unis, de l’Espagne ou de l’Angleterre ?

Dans l’immédiat, il apparut urgent de s’emparer du pouvoir dans les colonies et Larchevesque-Thibaud, qui venait à peine d’être élu député, partit à Saint-Domingue à la fin du mois d’août, pour accélérer la formation des assemblées coloniales et en exclure les libres de couleur [12]. Dès le mois de novembre 1789, des assemblées coloniales furent formées dans les trois provinces. Les assemblées primaires furent réservées aux Blancs. Les libres de couleur voulurent faire valoir leurs droits et les violences à leur encontre commencèrent. Dans la province du Sud, le juge Ferrand de Beaudière, qui avait pris la défense des libres de couleur, fut assassiné par le chef du parti ségrégationniste Valentin de Cullion, le 19 novembre 1789. Cet assassinat pour l’exemple devait convaincre les Blancs de renoncer à aider les libres de couleur, tandis que la multiplication des violences contre des libres de couleur parvint à les faire taire dans la période de formation des assemblées coloniales [13].

De leur côté, des gens de couleur se réunirent à Paris, le 29 août 1789, chez l’avocat Joly, afin de présenter leurs doléances à l’Assemblée constituante. Ils avaient bien compris que la décision d’accepter une représentation de la population blanche des colonies leur offrait l’occasion d’en réclamer une pour eux-mêmes et faire connaître en France l’état peu enviable dans lequel la législation ségrégationniste les réduisait [14].

Le 12 septembre suivant, cette réunion se donna le nom de Société des citoyens de couleur et acheva son cahier de doléances quelques jours plus tard. Les citoyens de couleur proposaient, à cette date, une égalité des droits civils et politiques avec les colons blancs, dans le but exprimé d’unifier la classe des maîtres, dans les colonies, et de se préparer à une éventuelle révolte des esclaves.

À ce sujet, on peut remarquer que la crainte d’une telle révolte était largement répandue. Il est probable que la tentative d’insurrection qui avait eu lieu à la Martinique en août 1789 et avait été immédiatement réprimée, avait réveillé cette peur structurelle chez les colons esclavagistes [15].

Ainsi, ces citoyens de couleur se présentaient comme les égaux des colons blancs et leur proposaient une alliance. Ils promettaient encore une politique d’affranchissements facilités en faveur des femmes de couleur concubines et de leurs enfants, ainsi que des esclaves vivant dans la domesticité du maître, mais ne cédaient rien aux esclaves de peine qui travaillaient aux champs. Pour ces derniers, une transformation à long terme de l’esclave de peine en travailleur salarié, se présentait comme souhaitable, à condition qu’elle reste sous le contrôle de la classe des maîtres.

On notera que la Société des citoyens de couleur s’adressait directement à l’Assemblée constituante, qu’elle faisait référence aux principes de liberté et d’égalité qui venaient tout juste d’être déclarés, et qu’elle en espérait l’arbitrage en sa faveur, non pour les esclaves.

Le ministre de la marine, La Luzerne, avait invité les colons à recevoir les citoyens de couleur. Le club Massiac invita donc, séparément, Vincent Ogé et Julien Raimond non pour les entendre, mais pour leur faire comprendre que l’état des libres de couleur était une affaire qui relevait strictement des décisions des colons blancs. Le club Massiac indiquait clairement son désaccord avec la recherche que faisait la Société des citoyens de couleur d’un arbitrage par l’Assemblée constituante. Jusqu’à la fin de la Constituante, en septembre 1791, le lobby des colons blancs s’efforça de tenir cette ligne.

Précisons que Julien Raimond arriva à Paris en août 1789, mais ne rencontra la Société des citoyens de couleur qu’après sa création, et en devint membre vers la fin du mois de septembre suivant. Il lui apporta son expérience de lutte, à Saint-Domingue et en France, et sa fortune [16].

Le 22 octobre 1789, la Société fut reçue à l’Assemblée constituante et Raimond était devenu son porte-parole. Cette réception fut un succès, les citoyens de couleur furent même présentés au roi et la promesse d’obtenir une représentation semblait assurée. C’est alors que le club Massiac déclencha une campagne d’une extrême violence pour faire taire la Société des citoyens de couleur, l’empêcher de révéler l’existence monstrueuse du préjugé de couleur dans les colonies esclavagistes et lui faire perdre le succès d’estime qu’elle avait obtenu dans l’Assemblée elle-même [17].

La campagne du club Massiac eut pour objet de justifier le maintien de la traite et de l’esclavage, en mobilisant toutes ses forces : ports, chambres de commerce, députés du commerce, planteurs et négociants qui accoururent à Paris y faire des interventions à l’Assemblée nationale, dans les districts et les divers clubs et dans la presse.

Le lobby colonial entreprit également un travail de persuasion, non dénué de pressions, auprès des députés, n’hésita pas à les effrayer par des visions d’insurrections d’esclaves et de destructions apocalyptiques. La campagne dura de novembre 1789 à mars 1790 et fut un plein succès. En mars 1790, la Société des citoyens de couleur avait perdu tous les soutiens qu’elle avait obtenu le 22 octobre précédent. Les députés avaient maintenant peur de se mêler de ces problèmes de société coloniale esclavagiste dont ils apercevaient les aspects effrayants. L’avocat Joly avait lui aussi pris peur et abandonna la Société des citoyens de couleur au printemps 1790.

Julien Raimond avait rencontré Grégoire, député à la Constituante, membre du Comité de vérification de l’Assemblée, et comme tel, chargé de vérifier l’élection des députés. À ce titre, Grégoire avait obtenu, le 3 décembre 1789, que les libres de couleur soient représentés à l’Assemblée par deux députés, mais en vain. Chaque fois que le rapporteur du Comité tentait de prendre la parole à l’Assemblée pour présenter cette proposition, le lobby colonial, renforcé par sa campagne, organisait un chahut tel que le malheureux rapporteur avait fini par renoncer.

Le succès du lobby colonial fut complet lorsque l’Assemblée accepta la création d’un Comité des colonies, le 2 mars 1790 : sur les douze membres nommés le 4 mars, onze d’entre eux avaient des intérêts soit comme planteurs à Saint-Domingue (sept), soit comme négociants des ports atlantiques ou dans la marine [18].

Le lobby colonial avait fait une recrue de choix en la personne de Barnave, le jeune député du Dauphiné, à la réputation de brillant révolutionnaire. Lorsqu’il fut élu député, Barnave, dont la famille avait des intérêts à Saint-Domingue, fut logé chez les Lameth dans leur hôtel situé cul-de-sac Notre Dame des Champs, à Paris, et y demeura jusqu’en 1792. Parmi les trois frères Lameth, grands seigneurs de Péronne et d’Artois, Charles avait épousé Marie Picot, riche héritière de sucreries à Saint-Domingue. L’armateur de Bordeaux, Pélissier, avait nommé un de ses navires Comtesse de Lameth, pour rendre hommage à ses amis. Le député des colons blancs de Saint-Domingue, Gérard, était un ami des Picot et gérait les sucreries des Lameth-Picot, mais aussi du banquier du roi Laborde et de l’ambassadeur d’Autriche en France, Mercy d’Argenteau, tous propriétaires absentéistes, dont les plantations se jouxtaient dans la plaine des Cayes. Ce fut dans ce milieu que Barnave habitait à Paris et que le lobby colonial fit de lui le rapporteur du Comité des colonies [19].

Retournons à Julien Raimond. Ce fut dans ce contexte d’échec complet pour la Société des citoyens de couleur, que Julien Raimond publia ses premiers textes de la période révolutionnaire. Il apportait sa longue expérience qui, depuis 1783, lui avait permis de prendre la mesure des enjeux et de comprendre que la bataille contre le préjugé de couleur serait terrible, car les ennemis étaient puissants et acharnés. Il avait également fait l’expérience de l’isolement lorsqu’il avait perdu son soutien en 1787, mais il eut la chance de rencontrer des amis de grande valeur, comme Antoine de Cournand. On sait peu de choses sur leur rencontre. Cournand était professeur de littérature française au Collège royal et semble avoir rencontré Raimond à son arrivée à Paris. Il publia une Requête en faveur des gens de couleur, et présenta Grégoire à Raimond, qui connurent une belle et profonde amitié [20].

Julien Raimond avait compris que le lobby colonial voulait empêcher que l’on connaisse les réalités de l’esclavage et du préjugé de couleur en France, et était décidé à obtenir une constitution spécifique qui mettrait les intérêts des colons à l’abri des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Raimond allait s’atteler à un travail d’information qui le conduisit à se faire l’historien de l’apparition et des progrès du préjugé de couleur et utilisa les publications de Moreau de Saint-Méry. Mais les deux auteurs divergent dans leur présentation du même phénomène. Raimond mettait en lumière l’apparition récente de ce préjugé dans l’histoire de la colonie et son caractère politique.

Les premiers textes de Raimond éclairant l’opinion publique sur l’histoire du préjugé de couleur datent de novembre et décembre 1789 et ont été soutenus par la Société des citoyens de couleur pour répondre à la campagne du club Massiac en faveur du maintien de la traite et de l’esclavage. Le ton de Raimond est très particulier et tranche avec ses précédents textes. Il définit ici ce qu’était ce préjugé de couleur que les textes officiels avouaient eux-mêmes être un préjugé de caractère politique :

(…) Le 27 mai 1771, le ministre, toujours imbu des principes et des préjugés que les Colons blancs avaient intérêt à perpétuer, écrit la lette suivante aux administrateurs de S. Domingue.

J’ai rendu compte au Roi de la lettre de MM. de Nolivos Bongars, du 10 avril 1770, contenant leurs réflexions sur la demande qu’ont fait les sieurs… de lettres patentes, qui les déclarent issus de race indienne. S.M. n’a pas jugé à propos de la leur accorder ; elle a pensé qu’une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la Nature a mise entre les Blancs et les Noirs, & QUE LE PREJUGÉ POLITIQUE A EU SOIN D’ENTRETENIR, comme une distance à laquelle les gens de couleur & leurs descendants NE DEVAIENT JAMAIS ATTEINDRE ; enfin qu’il importait au bon ordre de ne pas affaiblir L’ETAT D’HUMILIATION ATTACHE A L’ESPÈCE, DANS QUELQUE DEGRÉ QU’ELLE SE TROUVE ; préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des Esclaves, & qu’il contribue principalement au repos des Colonies. S.M. a approuvé, en conséquence, que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs… la faveur d’être déclarés issus de race indienne, & elle vous recommande de ne favoriser, sous aucun prétexte, LES ALLIANCES DES BLANCS AVEC LES FILLES DES SANG-MELÉS. Ce que j’ai marqué à M. de Nolivos, le 14 de ce mois, au sujet de M. le marquis de …, Capitaine d’une compagnie de Dragons, qui a épousé en France une fille de sang-mêlé, & qui, par cette raison, ne peut plus servir à S. Domingue (de comprendre sa compagnie dans les emplois vacants), vous prouve combien S. M. est déterminée à maintenir le principe QUI DOIT ÉCARTER À JAMAIS LES GENS DE COULEUR, ET LEUR POSTERITÉ DE TOUS LES AVANTAGES ATTACHÉS AUX BLANCS." [21]

Ce texte, officiel, fait de la couleur un problème créé par un préjugé qualifié de politique soit un artifice parfaitement contrôlé par les pouvoirs publics décidés à l’entretenir. Pourquoi ? L’explication est donnée très clairement : dans le but de créer un sentiment d’humiliation chez ceux que ces pouvoirs publics veulent voir désignés comme les victimes de cet artifice, à savoir les esclaves et les sang-mêlé. Ceux que l’on nomme Blancs devront être mis à l’écart des esclaves et sang-mêlé, non par une interdiction des mariages qui n’est pas formulée ici, mais par le fait que des mariages mixtes feront perdre le privilège d’être Blanc.

On aura noté que ce préjugé politique n’a d’existence que dans la colonie et non point en France. Ainsi a-t-on pu lire que le Capitaine d’une Compagnie de Dragons qui a épousé, en France, une fille considérée dans la colonie comme de couleur, a pu recevoir son commandement en France, mais le perd dans la colonie.

La couleur devenue un problème, est ainsi un pur artifice en tant que préjugé politique qui, de plus, n’a d’existence que dans la colonie et non en métropole. Par ailleurs, nous apprenons que des gens métissés, qui se présentaient comme issus de race indienne (le mot race est utilisé), ne pourront plus à l’avenir s’inscrire sur les listes de Blancs. Nous apprenons encore que des listes de Blancs existaient et que des personnes issues de race indienne étaient assimilées aux colons blancs, mais qu’à partir de cette date de 1771, cette tolérance avait pris fin.

Julien Raimond précise dans son texte que le préjugé de couleur n’existait pas aux débuts de la colonisation française de Saint-Domingue, comme le confirme l’article 59 de l’édit de 1685 : "Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres." [22] Le préjugé de couleur est apparu tardivement et Raimond note ses premières expressions en 1703, en ce qui concerne le caractère dérogeant des mariages de nobles avec des femmes de couleur. Puis, en 1733, des interdits professionnels frappent les métissés libres en leur interdisant d’exercer des charges militaires ou judiciaires, qui seront réservées aux Blancs, à condition que ces derniers n’aient pas épousé de femme de couleur. Il s’agit donc d’une épuration de la classe des maîtres de ses éléments métissés ou mariés à des femmes de couleur, qui se voient exclus des listes de Blancs.

Nous apprenons ainsi que des colons français ont épousé des femmes de couleur, c’est-à-dire des esclaves, aux débuts de la colonie au XVIIe siècle, qu’ils en ont eu des enfants légitimes et métissés, que la seconde génération des colons français était fortement métissée et qu’une nouvelle humanité s’est créée à Saint-Domingue, dans la classe des maîtres en particulier. Puis, au XVIIIe siècle, le préjugé de couleur est apparu et Julien Raimond s’en est fait l’historien. Il est bien placé pour le faire puisqu’il a vécu ce changement de comportement. [23]

Julien Raimond était le fils d’un paysan béarnais qui obtint le statut privilégié de colon et épousa, en 1726, Marie Bégasse, la fille légitime et métissée d’un riche colon, puisqu’elle apportait une dot de 15 000 livres. Pierre Raimond ne savait ni lire ni écrire, mais sa femme avait fait des études. Les enfants nés de ce mariage firent tous des études en France. Julien fit les siennes à Toulouse et retourna à Saint-Domingue en 1766 pour s’occuper de ses biens. Deux de ses sœurs, Agathe et Elisabeth, épousèrent des Français et restèrent en France, l’une à Toulouse, l’autre à Bordeaux.

Ce fut à son retour dans la colonie que Julien Raimond constata les progrès du préjugé de couleur. Il date des années 1760 l’interdiction faite aux sang-mêlé d’exercer des fonctions militaires et cite les noms des capitaines et lieutenants qui furent dépouillés de leurs brevets.

Dans cette même période, les notaires reçurent l’obligation de mentionner la couleur de leurs clients et Raimond raconte que sa mère apparaît dans un acte notarié daté de 1760 sous la mention : "mulâtresse libre", alors que rien de tel n’apparaissait sur son acte de mariage. En 1766, lui-même était mentionné : "Sieur Julien Raimond fils, quarteron", puis en 1783, il avait perdu le "sieur" pour devenir "Julien Raimond, QL (quarteron libre), fils légitime du sieur Pierre Raimond et de la nommée Marie Madeleine, griffe libre". On note que sa mère était passée de mulâtresse libre à griffe libre et qu’elle avait perdu son patronyme, remplacé par un double prénom, signe de bâtardise.

On mesure l’étendue du pouvoir des notaires qui fixaient l’état civil, social et politique de la catégorie humiliée des sang-mêlé. Nous verrons avec Moreau de Saint-Méry les causes de ces humiliations.

Toujours en automne 1789, la Société des citoyens de couleur fut directement attaquée par les députés des colons blancs qui mirent en doute leur état de liberté, laissant entendre que les citoyens de couleur n’étant pas Blancs ils n’étaient donc pas libres, mais esclaves ou bâtards affranchis. Julien Raimond répondit avec une force immense comme nous allons en juger :

"(…) Alors le croit-on ? On a eu l’indécence de révoquer en doute, de faire demander la preuve de leur liberté.
Et ce sont ces mêmes Blancs qui prétendent qu’il n’y a point d’abus dans les Colonies ; que les Citoyens de couleur se plaignent sans aucun fondement ; qu’ils ont toujours été traités de manière à ne pouvoir exprimer aucun regret !
Les Citoyens de couleur pourraient repousser cette demande par une demande pareille, & peut-être ne serait-elle pas déplacée.
Il serait possible de demander aux Colons Blancs s’ils sont réellement TOUS Blancs, & par une conséquence nécessaire, s’ils sont TOUS libres.
Il est bon de faire observer, & les Députés des colons Blancs ne l’ignorent pas, qu’à un certain degré, & quelquefois même à un degré très prochain du mélange, la couleur disparaît au point qu’il est presqu’impossible de s’y reconnaître. On en trouverait des exemples même dans Paris.
Mais nous écarterons la réciprocité ; nous répondrons que la Liberté étant un Droit naturel, inhérent à tout Etre qui respire, la présomption est entièrement à son avantage ; que même dans les Colonies où l’esclavage est introduit, il ne suffirait pas de dire à un homme qu’il est esclave, il faut encore le lui prouver.
L’esclavage est une exception trop honteuse pour que celui à qui on l’oppose ne soit pas en droit de se tenir sur la défensive, & d’attendre que ceux qui ont l’imprudence de l’attaquer représentent la preuve de leur reproche. (…)" [24]

Les députés des colons blancs demandent aux citoyens de couleur de prouver leur liberté. Une telle demande ne peut se comprendre que dans le cadre du préjugé de couleur qui divise l’humanité en Blancs libres et en Noirs esclaves. L’appartenance au genre humain libre est ainsi refusée aux Noirs et aux métissés.

Nous savons, par ailleurs, que les métissages ont été nombreux dans la classe des maîtres et Raimond ironise en retournant aux colons la demande de prouver leur liberté puisqu’ils peuvent être, eux aussi, de sang-mêlé. Mais il élève le débat aux niveaux des principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de son article premier : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits."

S’inspirant de ces principes, Raimond formule avec une magnifique vigueur ce qui s’est affirmé comme la seule réponse à opposer aux divers ségrégationnismes : tout être humain appartient au genre humain et, de ce fait, a des droits naturels, dont celui de liberté. Le préjugé de couleur ne résiste pas à cet énoncé : tout être humain étant libre de droit naturel ne peut être privé de sa liberté.

Raimond inventait cet argument remarquable de présomption d’humanité en faveur de tous ceux que les préjugés divers veulent exclure. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen étant de nature constituante en France, Raimond faisait du préjugé de couleur un argument irrecevable car anticonstitutionnel. La force qui l’animait était celle des principes de la Déclaration des droits.

On aura noté que Julien Raimond ne prenait pas la défense des seuls libres de couleur -ou de sa propre classe de couleur comme on a cru pouvoir le lui reprocher- mais aussi des esclaves eux-mêmes, de ceux que le terme Nègre rendait équivalent à esclave. C’est qu’il avait fort bien compris que le préjugé de couleur qui divisait, on l’a vu, la partie libre de la classe des maîtres, était une conséquence directe de la mise en esclavage des Nègres. Contrairement au cahier de doléances de la Société des citoyens de couleur qui croyait, encore en septembre 1789, que l’unité de la classe des maîtres de toutes les couleurs était possible, Raimond avait compris que cette unité ne se ferait pas : le préjugé de couleur exprimait le passage de la société coloniale à main-d’œuvre esclave en société structurée par l’esclavage. Dans une telle société, les rapports matrimoniaux entre la classe des maîtres et celle des esclaves est interdite [25]. En Amérique, il se trouvait que la différence maîtres/esclaves croisait celle de la couleur de l’épiderme.

Raimond avait compris que la société coloniale esclavagiste et ségrégationniste ne pouvait être réformée. Il avait vécu les tentatives de réformes proposées par la monarchie et leur échec. Il prenait conscience qu’une telle société devait être détruite. Les débuts de la Révolution en France l’avaient instruit à la philosophie des droits de l’homme et du citoyen, et l’on peut penser que son amitié avec Cournand et Grégoire lui avait permis d’approfondir cette nouvelle connaissance. En tout cas, il venait de formuler le projet de la révolution à faire dans ces colonies et, en réfutant l’argumentaire du préjugé de couleur, de préparer philosophiquement et politiquement l’entrée des Africains et de leurs descendants dans l’humanité une, née libre et ayant des droits et de justifier leur résistance à l’oppression.

La Société des citoyens de couleur avait clarifié ses analyses et ses positions afin de se défendre et de répondre à la campagne du club Massiac qui cherchait à s’imposer à l’opinion publique et à l’Assemblée et y parvint. La première législation que vota l’Assemblée, les 8 et 28 mars 1790, répondait favorablement au lobby colonial en abandonnant la formation des assemblées coloniales aux colons blancs et en préparant les modalités d’une constitution spécifique, c’est-à-dire qui échapperait aux principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

La Société des citoyens de couleur avait perdu tout espoir d’obtenir une représentation à l’Assemblée constituante. À la recherche d’alliés, elle en trouva dans les Sociétés des Amis de la Constitution de Province et prépara la grande scission de celle de Paris qui était noyautée par le lobby colonial. Cette scission à laquelle Raimond et Grégoire avaient fortement contribué en ce qui concerne la question coloniale, se produisit entre les mois de mai et septembre 1791. Nous laisserons de côté cet aspect de l’histoire de la Société des citoyens de couleur qui dépasse notre propos, pour nous intéresser à l’adversaire de Julien Raimond, Moreau de Saint-Méry devenu, depuis le 14 octobre 1789, un des deux députés des colons blancs de la Martinique à l’Assemblée.

 Moreau de Saint-Méry théoricien du préjugé de couleur

Moreau de Saint-Méry se fit remarquer en publiant, sous l’anonymat, le 16 décembre 1789 les Observations d’un habitant des Colonies sur le Mémoire en faveur des gens de couleur, en réponse à un texte de Grégoire prenant la défense des droits des citoyens de couleur. L’attaque était donc directe. [26]

Dans ce texte, Moreau justifiait le système colonial esclavagiste et le préjugé de couleur dont la fonction était de maintenir ceux qui sont nés esclaves dans l’ignorance et l’humiliation. Il s’affirmait opposé à une égalité des droits entre les colons blancs et les libres de couleur, mais proposait d’ouvrir l’accès à la classe des Blancs aux libres de couleur dont le degré de métissage était suffisamment blanchi pour être confondu avec les Blancs : c’était la théorie du néo-blanc défendue par quelques membres du cercle des Philadelphes, comme Barré de Saint-Venant. [27]

Trop connu pour rester anonyme, Moreau de Saint-Méry fut vite découvert et avoua plus tard être l’auteur de ce texte [28]. En même temps, sa justification du préjugé de couleur s’accompagna de la mise en lumière de son propre métissage. Cournand qui lui répondit lui posa la question : comment un sang-mêlé pouvait-il justifier l’esclavage et le préjugé de couleur ?

Nous touchons ici aux conséquences psychologiques de l’idéologie coloniale esclavagiste et ségrégationniste. Le métissé Moreau de Saint-Méry était un adepte fervent du préjugé de couleur et un théoricien du néo-blanc. Il avait lui-même une couleur suffisamment blanchie pour que son métissage passe inaperçu. Il avait ainsi théorisé sa propre aliénation.

Le préjugé de couleur s’exprime par la nécessité d’humilier ses victimes. Voici comment Moreau exprima son mépris des membres de la Société des citoyens de couleur :

"80 individus dont quatorze se disaient de la Martinique, quatre de la Guadeloupe, un de la côte d’Afrique, un des îles de France et de Bourbon, et environ 60 de Saint-Domingue, s’étaient présentés chez un notaire. (…)Dans ceux-ci, il se trouvait une femme, puis des hommes venus en bas âge ; d’autres qui n’avaient ni domicile, ni bien aux colonies ; des mineurs, des domestiques, des esclaves ; enfin des hommes illégitimes qui, n’ayant point de nom de famille, prenaient celui de leurs pères putatifs et y ajoutaient des qualifications de noblesse, pour réunir le ridicule à l’imposture." [29]

Les raisons du mépris de Moreau pour ces individus qui se sont réunis chez le notaire Joly se cumulent : tout d’abord, la présence d’une femme lui semble déplacée [30]. Ensuite, ces individus sont sans domicile et sans biens dans les colonies. Pour Moreau, ils ne comptent pas, ce sont des mineurs, des domestiques ou des esclaves. Il ajoute qu’ils sont illégitimes, sans nom de famille.

Moreau a-t-il raison ? Nous en connaissons quelques-uns : Vincent Ogé ou Julien Raimond qui ont un nom de famille, des propriétés et sont parfaitement légitimes. Moreau n’a donc pas hésité à les calomnier ! En ce qui concerne les usurpations de noblesse, vise-t-il Du Souchet de Saint-Réal ou Honoré de Saint-Albert ? Peut-être, mais c’est là aussi une calomnie car ni l’un ni l’autre ne se sont faits passer pour nobles.

Cependant, l’expression la plus méprisante de Moreau à l’encontre des citoyens de couleur réside dans ce trait, propre à la culture du préjugé de couleur, qui consiste à retirer à cette classe d’hommes la possibilité d’être autre chose qu’un bâtard. Voyons de plus près. Cette culture du préjugé de couleur a un objectif pédagogique : inculquer sans cesse aux victimes du système ségrégationniste l’état d’humiliation attaché à l’espèce dans quelque degré qu’elle se trouve, comme l’a si bien exprimé le ministre de la marine, dans sa lettre du 27 mai 1771 que nous avons lue plus haut.

Le terme mulâtre fut utilisé par les ségrégationnistes pour désigner la catégorie de tous les sang-mêlé : c’est donc un mot qui relève de la langue du préjugé de couleur. Il est regrettable, voire dangereux, de le voir employé comme une catégorie historique courante.

Reprenons le point central de la théorie du préjugé de couleur selon Moreau. Nous avons appris qu’aux débuts de la colonisation de Saint-Domingue, des colons français avaient épousé des femmes de couleur et eut des enfants légitimes et métissés. Ces enfants légitimes étaient ingénus. Ce mot, qui appartient aux sociétés esclavagistes, signifie né libre. Moreau s’était précisément acharné à dissimuler ce fait dans ses traités qui préparaient les bases juridiques de la société coloniale esclavagiste et ségrégationniste du futur. Il avait construit une théorie qui effaçait l’histoire de ces colons qui épousèrent des femmes de couleur et eurent une descendance métissée. Il inventait la fable suivante : il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’ingénus de couleur, d’ingénus métissés, dans les colonies. Les libres de couleur n’ont jamais été des ingénus légitimes, ils ont été affranchis par les Blancs. Affranchis et non plus ingénus, car cela fait partie de l’idéologie du préjugé de couleur. L’histoire doit être falsifiée pour correspondre à la nouvelle politique du préjugé de couleur.

Voyons comment Moreau n’hésite pas à décerner un prix de bonne conduite aux colons qui, en affranchissant des esclaves, auraient fait le bien dans les colonies. Il affecte même de reporter sur le gouvernement la responsabilité de l’esclavage, tandis que les colons auraient, eux, fait des affranchis ! Il affecte alors, avec une belle hypocrisie, de souligner l’ingratitude de ces affranchis qui se plaignent des colons blancs, alors qu’ils n’en auraient reçu que des bienfaits :

"J’ose le demander maintenant, quelle défaveur une pareille conduite peut-elle attirer aux colons ? Sommes-nous donc coupables pour avoir fait des affranchis, lorsque la France ne nous avait donnés que des esclaves ? Qu’on me montre donc dans l’étendue du royaume un lieu où le bien se fasse d’une manière aussi difficile et aussi coûteuse." [31]

Si les affranchis n’ont reçu que des bienfaits des colons blancs, ils doivent savoir que leurs droits sont limités et qu’un affranchi restera juridiquement soumis à son affranchisseur :

"Je réponds qu’ils (les affranchis) sont libres par une concession qu’ils tiennent de notre munificence. En vain imagine-t-on la distinction très singulière de ceux qui sont nés d’affranchis ; elle est nulle quant à nous, parce que nous avons apposé à l’affranchissement des conditions qui s’étendent sur la descendance, et qu’étant maîtres de ne pas faire d’affranchis, nous l’avons été aussi de n’en faire qu’avec des conditions." [32]

Moreau a le mérite de faire toute la lumière sur la culture du préjugé de couleur. Pour commencer, l’humanité est divisée en deux classes : celle des maîtres et celle des esclaves. Les maîtres ont tous les droits du propriétaire sur leurs biens et les esclaves font partie intégrante des biens des maîtres. Les maîtres sont des ingénus, nés libres et les esclaves sont nés esclaves. Les maîtres peuvent faire des affranchis, mais cela ne relève que de leur choix personnel, ou si l’on préfère, les esclaves n’ayant aucun droit, l’affranchissement ne peut en aucun cas être ressenti comme un droit. Si cela était, le maître perdrait ses droits absolus sur ses biens.

L’affranchissement étant un bienfait du maître, il ne peut égaler une liberté naturelle, ou si l’on préfère, la division de l’humanité en ingénus et en esclaves étant ineffaçable dans cette conception, la liberté de l’affranchi ne saurait être la même que celle du maître. L’affranchi ne peut être assimilé à l’ingénu.

Nous touchons du doigt la conception du pouvoir selon Moreau : dans les colonies à esclaves comme il les appelle, il ne doit pas exister de droit public ou civil dans les rapports entre maîtres et esclaves, puisque seul le maître a des droits sur ses biens. L’affranchi demeurera donc soumis aux conditions du maître. Pourquoi ? à cause de la fiction de la naissance libre ou esclave, à cause de la couleur que cette fiction s’efforce de rendre indélébile par l’effet du préjugé qui maintient ses victimes dans l’ignorance.

Ainsi pour Moreau, un droit public s’immisçant entre les maîtres et les esclaves représente une véritable menace pour le maintien de l’ordre esclavagiste, parce qu’il offre un recours aux esclaves contre leurs maîtres :

"Je ne me lasserai pas de le redire : si nos esclaves peuvent soupçonner qu’il est une puissance à laquelle il appartienne de statuer sur leur sort, indépendamment de leurs maîtres ; si surtout ils acquièrent la preuve que les mulâtres ont recouru utilement à cette puissance ; s’ils sont convaincus qu’ils ne sont plus à notre égard dans une dépendance absolue ; s’ils voient enfin que, sans notre participation, les mulâtres sont devenus ou doivent devenir nos égaux, il n’est plus d’espoir pour la France de conserver ses colonies." [33]

Quel est ce redoutable adversaire qui menace les colonies à esclaves ? Le pouvoir royal dans le passé, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans le présent. Voyons cela de plus près.

Réfutant l’analyse que Julien Raimond a faite de l’histoire du préjugé de couleur à Saint-Domingue, en révélant son apparition tardive dans le courant du XVIIIe siècle, Moreau affirme que le préjugé a toujours existé, même dans l’édit de 1685. Pour étayer sa fable, Moreau a dû "corriger" la rédaction de l’article 59 de cet édit en le remplaçant par l’article 54 de l’édit de 1724 destiné à la Louisiane.

L’article 59 de l’édit de 1685 cité plus haut, établit un principe d’égalité en droits entre les sujets libres du roi et les affranchis, révélant qu’à cette époque l’esprit du législateur n’était pas sensible au préjugé de couleur. Mais l’esprit a changé avec l’édit de 1724 destiné à la Louisiane, dont l’article 54 supprimait l’égalité en droits entre sujets libres et affranchis et imposait des conditions à ces derniers. Moreau a bien altéré les textes de la manière suivante : il parle de l’article 59 de l’édit de 1685, mais cite en note l’article 54 de l’édit de 1724. [34]

Précisons, car la question est d’importance, que les falsifications faites par Moreau de Saint-Méry ont été notées à plusieurs reprises, mais, curieusement, n’ont pas encore été entendues. Nous jugeons utile de rappeler ce que Yvan Debbasch a écrit à ce sujet :

"Couronnant le tout, un raisonnement qui entend justifier après coup l’ensevelissement de la norme égalitaire de 1685 sous une abondante réglementation ségrégationniste ; le Code noir, soutient-on dès les premières décennies du XVIIIe siècle *, correspond à des structures qui, presque aussitôt, ont subi la mutation la plus radicale ; son ineffectivité, partant, est pour ainsi dire normale ; à société nouvelle, droit nouveau ; le thème court tout au long du XVIIIe siècle et sera pendant la crise révolutionnaire l’un des arguments opposés au fondement textuel de la revendication des libres. Loi vénérable, le Code noir est aussi une loi morte, comme est morte la société coloniale qui l’avait reçu.

* Y a-t-il, par une démarche plus audacieuse, faux intentionnel destiné à donner à l’article 59 du Code noir une portée ségrégationniste ? Ce qui est sûr, c’est que, dans le recueil de Moreau de Saint-Méry (Loix et Constitutions…, t. 1, p. 425), l’article est devenu : "qu’ils méritent une liberté acquise, et qu’elle produise en eux etc…", au lieu de : "que le mérite d’une liberté acquise produise en eux…" ; Moreau connaissait l’authentique, puisque son propre exemplaire est corrigé comme il convient (exemplaire de la bibliothèque des Archives Nationales, Section Outre-Mer) ; mais, s’il y a faux (dénoncé par J. Morenas, Précis historique de la traite des noirs, Paris, 1828, pp. 309-10), à quoi conduit-il ? point, de toute évidence, à dissiper l’équivalence entre liberté naturelle et liberté acquise ; à cet égard, la réécriture ne s’est pas montrée infidèle au texte authentique ; simplement, l’interpolation oblige les libres à un comportement destiné à justifier a posteriori leur affranchissement par une bonne conduite, dont sans doute le respect de l’étiquette ségrégationniste, qui est partie de l’ordre public colonial ; c’est tout, mais c’est déjà beaucoup. (…)" [35]

On le voit, l’affrontement entre Moreau de Saint-Méry et Julien Raimond, qui vécurent tous deux, et exprimèrent, l’un pour la défendre, l’autre pour la combattre, cette mutation de la société coloniale esclavagiste en société ségrégationniste, a ouvert une lutte acharnée, dont l’aspect historiographique vient d’être rappelé, pour éclairer ou, au contraire, dissimuler l’histoire des colonies françaises d’Amérique.

Ainsi, le pouvoir royal menaçait le système colonial, selon Moreau, parce qu’il s’imposait aux maîtres, et se présentait comme un arbitre dans les conflits entre maîtres, esclaves et libres de couleur. Moreau proposait donc une constitution coloniale dans laquelle les propriétaires exerceraient un pouvoir sans limites et sans contrôle sur leurs propriétés, y compris sur des êtres humains mis en esclavage. Or, ne le perdons pas de vue, les colonies d’Amérique étaient des possessions de la couronne royale : c’était elle qui distribuait terres et privilèges aux colons et qui y exerçait le pouvoir souverain.

On l’aura compris, la couronne royale refusait la théorie politique du parti ségrégationniste mené par des gens comme Moreau de Saint-Méry, Barré de Saint-Venant, Malouet et d’autres, parce qu’ils voulaient autonomiser le pouvoir des propriétaires de la souveraineté royale. Précisons que ce fut Napoléon Bonaparte qui donna satisfaction au parti ségrégationniste, lorsqu’en 1802 les armées consulaires reconquirent la Guadeloupe pour y rétablir l’esclavage et y établir un droit ségrégationniste qui, d’une part, niait la possibilité d’ingénuité des libres de couleur et d’autre part, supprimait l’esprit assimilationniste de l’édit de 1685 en faveur des affranchis et interdisait les mariages entre couleurs. [36]

Mais l’autre adversaire que Moreau de Saint-Méry apercevait maintenant, c’était la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui avait remplacé le pouvoir souverain du roi. En effet, la théorie politique à l’œuvre dans cette Déclaration était incompatible avec le système des colonies à esclaves. L’article premier avait déjà effrayé les colons en affirmant l’humanité une et libre, alors qu’ils la voulaient divisée en ingénus et en esclaves, comme Moreau de Saint-Méry l’affirmait.

Dès le vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789, les députés des colons blancs de Saint-Domingue avaient fait part de leur profonde inquiétude à leurs commettants :

"Enfin, elle (notre circonspection) est devenue une espèce de terreur, lorsque nous avons vu la Déclaration des droits de l’homme poser, pour base de la constitution, l’égalité absolue, l’identité de droits et la liberté de tous les individus." [37]

Pour les esclavagistes, la Déclaration des droits c’est la terreur : le rapprochement qui est fait ici entre terreur et droits de l’homme, surprenant pour un lecteur du XXe siècle, mérite d’être rappelé pour mieux cerner la mentalité et la culture coloniales [38]. Le club Massiac avait réagi à la Déclaration des droits en réclamant le principe d’une constitution spécifique pour les colonies, à cause de l’esclavage. Écoutons Malouet, député à l’Assemblée, réclamer cette exception aux droits de l’homme et du citoyen lors du débat de mai 1791 :

"La population des colonies est composée d’hommes libres et d’esclaves…Il est donc impossible d’appliquer aux colonies la déclaration des droits sans exception…Il est donc nécessaire de déterminer spécialement pour les colonies des principes constitutifs qui soient propres à assurer leur conservation suivant le seul mode d’existence qu’elles puissent avoir." [39]

Moreau de Saint-Méry condamnait lui aussi cette philosophie politique qui affirmait que l’humanité n’est pas divisée et que chaque individu naît libre et a des droits égaux à ceux des autres. À ses yeux, les droits sont sans valeur et doivent céder devant les intérêts économiques :

"L’Assemblée nationale …sait que les millions d’hommes que le commerce des Colonies fait vivre, sont persuadés que le pain est le premier article de toute constitution et que les droits ne suffisent pas et sont même dangereux pour des hommes affamés…Enfin l’Assemblée nationale, qui sentira bien que la déclaration des droits de l’Homme n’est pas une plante de tous les climats, la gardera dans celui où elle ne peut produire que des fruits utiles. Elle déclarera à coup sûr que, par ses décrets, elle n’a entendu rien innover à l’existence politique des Colonies et elle aura encore assez de bien à y réaliser pour qu’il ne soit pas indigne d’elle d’y faire préparer, par les Colons eux-mêmes, la constitution qui leur est propre, et qu’ils soumettront ensuite à son approbation." [40]

À l’arbitrage souverain du roi avait succédé la souveraineté du peuple éclairée par les principes d’une philosophie qui avait la prétention de faire connaître et reconnaître l’universalité du droit. Le nouvel ennemi avait pris la forme d’une politique de la philosophie.

Nous avons déjà aperçu que ces principes de la Déclaration n’avaient pas échappés à Julien Raimond lorsqu’il précisa les objectifs d’une révolution des droits de l’homme et du citoyen dans les colonies d’Amérique. Ce serait une erreur de penser que Raimond ne se référait qu’à l’édit de 1685, comme on l’a cru, perdant de vue qu’il s’était également approprié la philosophie à l’œuvre dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cette restriction enferme Raimond dans une étroitesse d’esprit que nous n’avons pas rencontrée dans ses écrits depuis 1789, mais surtout, elle l’emprisonne dans l’idéologie du préjugé de couleur, alors qu’il en était manifestement sorti et qu’il a consacré sa vie et sa fortune à aider ses frères de Saint-Domingue à en sortir.

 Qu’est-ce que les Lumières ?

On a cru pouvoir interpréter la vie et la pensée de Julien Raimond comme celles d’un adepte d’un vivre blanchement. L’auteur de cette interprétation, Didier Renard, définit comme suit ce comportement :

"C’est souvent un jugement qui déclare une couleur de droit, qui se fonde sur ce qu’on peut appeler une possession d’état de blanc. Il faut pour être reconnu blanc, être socialement accepté comme tel, être reçu par des blancs, vivre comme eux. Vivre blanchement en quelque sorte." [41]

L’auteur attribue à Julien Raimond une volonté de vivre blanchement et généralise ce projet à la demande formulée par les libres de couleur sous la Constituante.

Pour notre part, nous ne pensons pas que Julien Raimond puisse être considéré comme aspirant à vivre blanchement. Raimond a dénoncé le préjugé de couleur et en a fait, le premier sans doute, l’histoire écrite en ce qui concerne les colonies françaises d’Amérique.

La législation ségrégationniste qui s’est développée à Saint-Domingue a mis Julien Raimond -et sa mère, nous l’avons aperçu- à distance des Blancs . Lui-même n’a pas cherché à épouser une Blanche, ni une blanchie à l’occasion de ses deux mariages successifs. Bien au contraire, Raimond a revendiqué sa couleur et la formation de la Société des citoyens de couleur prouve que ses membres ne cherchaient pas à se cacher.

Dans ses Observations sur l’origine et les progrès du Préjugé des Colons blancs contre les Hommes de couleur, Raimond fit l’éloge du métissage, ce qui montre qu’il ne pensait pas en termes de pureté raciale [42] comme le font les ségrégationnistes. En défendant la présomption d’humanité en faveur de tout être humain, Raimond nous a appris qu’il refusait la conception d’une humanité divisée en maîtres libres et en esclaves. Il nous a appris aussi que sa conscience d’appartenir à cette humanité libre faisait partie de son identité : Julien Raimond, citoyen de couleur, appartient à l’humanité une, née libre et ayant des droits pour se défendre contre les ségrégationnistes et autres esclavagistes. Il défend sa liberté, ses droits et sa dignité humaine.

À la différence de Raimond Moreau de Saint-Méry a vécu blanchement. Qu’on le comprenne bien, il ne s’agit pas de lui en faire le reproche. Né dans un milieu de colons esclavagistes qui lui a appris que l’humanité était divisée en maîtres et en esclaves, il en a suivi les règles. Il a fait plus, il est devenu le théoricien de la mutation de la société coloniale à main d’œuvre esclave en société structurée par l’esclavage. Les mariages entre classes libre et esclave, autorisés jusque-là par les mœurs des premiers colons, ont été considérés par le parti ségrégationniste comme un danger. L’humanité métissée qui en était née, témoin de cette période historique, devait maintenant disparaître. Moreau de Saint-Méry et ses collègues du Cercle des Philadelphes ont proposé une solution qui, on l’a vu, divisait la classe des métissés libres en néo-blancs ayant passé favorablement la barrière de couleur comme suffisamment blanchis pour que la couleur de l’esclavage ne se voit plus, et en affranchis de couleur, maintenant traités comme des esclaves affranchis. C’est ce passé de la classe des maîtres que Moreau s’était chargé de faire oublier, comme nous l’avons rappelé.

La rencontre à Paris de Raimond et de Moreau fut explosive et ce fut grâce à elle que nous sommes en état de retrouver l’histoire des débuts de la colonisation française de Saint-Domingue et de l’apparition tardive du préjugé de couleur.

Moreau a pu cacher son métissage qui se trouvait être peu visible, il s’est marié « blanchement » avec une fille Milhet. Il connaissait la souffrance de l’esclavage et l’indignité liée à la couleur. Nous l’avons vu manier l’insulte et le mépris. Nous constatons que Moreau en est venu à mentir pour lui-même, mais aussi pour « sa » classe, celle des maîtres néo-blancs comme lui. Il est devenu le juriste et l’historien affabulateur de la colonisation. Menteur et aliéné par le système colonial, Moreau n’est cependant pas une simple victime, puisqu’il a passé la barrière de couleur, c’est-à-dire de classe, et a échappé aux souffrances dont il connaissait la teneur. Il a choisi de rallier le camp des maîtres esclavagistes et ségrégationnistes. Son identité est aliénée, et le terme éloquent de néo-blanc l’exprime de la façon la plus précise.

Répondons maintenant à la question que nous avons posée plus haut : Moreau de Saint-Méry est-il un homme des Lumières ? Et pour commencer : qu’est-ce que les Lumières ?

En 1784, Emmanuel Kant publiait Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ?

"Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa Minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son propre entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton entendement, voilà la devise des Lumières." [43]

Aie le courage de te servir de ton entendement, et Kant ajoute selon une méthode et des principes. La méthode consiste à avoir le courage de lutter et de se libérer des préjugés pour acquérir un savoir. Cette méthode requiert la liberté qui est le pouvoir de faire un usage public de sa raison :

"Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines." [44]

Cet usage public de la raison répond aux principes de la défense des droits de l’humanité :

"Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l’acquisition d’un savoir qu’il devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s’appelle voiler les droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds." [45]

Kant ne pensait pas que le XVIIIe siècle avait atteint les Lumières, mais plus difficilement que ces Lumières était un processus en cours et que des batailles devaient être menées pour y parvenir :

"Si donc maintenant on nous demande : Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé ? Voici la réponse : Non, mais bien dans un siècle en marche vers les Lumières." [46]

Cette marche, difficile, vers les Lumières, Raimond et Moreau l’ont rencontrée, mais pas de la même manière. Le courage de faire un usage public de sa raison, la méthode critique des préjugés et la défense des droits de l’humanité appliquée aux captifs africains et à leur descendance, c’est bien Raimond qui les a mis en pratique et qui est l’homme des Lumières. Quant à Moreau de Saint-Méry, il n’a pas osé sortir de son aliénation et a continué de produire des théories violant les droits de l’humanité et de la sensibilité.

S’il y a un reproche à formuler il s’adresse à cette historiographie qui entretient la confusion en décernant des prix de Lumières à un théoricien du préjugé le plus odieux qui ait existé. La technique obscurantiste de la soumission des esprits aux préjugés en serait-elle toujours l’enjeu ?

Cet article a été publié dans les Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Nantes, n°6, 2004, pp. 43-68.

[1Luc Nemours, « J. Raimond, le chef des gens de couleur et sa famille », D.E.S. sous la direction de G. Lefebvre. Un résumé sous le même titre a été publié par Lefebvre dans Annales Historiques de la Révolution Française, 1951, pp. 257-62, après la disparition brutale de l’auteur.

[2Yvan Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, L’affranchi dans les possessions françaises de la Caraïbe,1635-1833, Paris, 1967, t. 1 qui devait être suivi d’un tome 2 qui, malheureusement, n’a pas paru.

[3John Garrigus, The Free Colored Elite of St-Domingue. The Cas of J. Raimond, 1744-1801, 1990. L’auteur a eu l’amabilité de me faire connaître ce texte non publié. Florence Gauthier, L’Aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de couleur, 1789-1791, Paris, 2007, étudie grâce aux archives de Julien Raimond, les rapports entre l’Assemblée constituante et Saint-Domingue et la politique coloniale menée alors.

[4Général Pamphile de Lacroix, La Révolution de Haïti, (1819) Paris, Karthala, 1995. Pierre Pluchon éditeur, a modifié le titre original (Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolution de Saint-Domingue) et ajouté des notices biographiques dont celles de Raimond et de Moreau de St-Méry, p. 502.

[5Médéric Moreau de St-Méry, Lois et constitutions des colonies françaises de l’Amérique sous le Vent, Paris, 1781-90, 6 vol.

[6Pamphile de Lacroix, op. cit., index, p. 495.

[7Voir L. Nemours, op cit., et J. Garrigus, « Sons of the same father. Gender, Race and Citizenship in French Saint-Domingue, 1760-1792 » in C. Adams ed., Visions and Revisions of Eighteenth Century France, Univ. Press Pensylvania, 1997, pp. 137-153.

[8J. Raimond a raconté l’échec de la première tentative des libres de couleur pour faire valoir leurs droits dans son premier Mémoire à Castries, qu’il présenta une fois arrivé en France, en 1786, Archives d’Outre-mer, Aix-en-Provence, Col. F3 91.

[9Sur le Cercle des Philadelphes voir Blanche Maurel, « Une Société de pensée à Saint-Domingue, le Cercle des Philadelphes au Cap Français », in Franco-American Review, winter 1938, pp. 143-167 et John Mac Clellan III, Colonialism and Science. Saint-Domingue and the Old Regime, Baltimore London, 1992.

[10On sait qu’un débat de ce type eut lieu aux Etats-Unis à l’occasion de la révision de la Constitution de 1787 et que les députés des Etats esclavagistes du Sud obtinrent une sur-représentation du fait de la prise en compte des 3/5 du nombre des esclaves dans le chiffre de la population représentée, ce qui permit d’accroître d’autant le nombre des députés. Voir Elise Marienstras, Les mythes fondateurs de la Nation américaine, Paris, 1977. Pour le débat en France voir F. Gauthier, L’Aristocratie de l’épiderme, op. cit., I, chap. 1, p. 24 et s. furent élus députés de la population blanche de Saint-Domingue : Cocherel, Gouy d’Arsy, Thébaudières, Larchevesque-Thibaud, Perrigny et Gérard.

[11Gabriel Debien, Les Colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le club Massiac, Paris, 1953. Il s’agit de l’étude la plus importante faite à ce jour sur le Club Massiac et les députés des colonies antillaises, mais l’auteur ne mentionne pas les décisions de l’Assemblée de limiter la représentation des colons à la population blanche de la colonie, ce qui, sans doute, l’a empêché de comprendre la demande de représentation formulée par la Société des Citoyens de couleur quelques semaines plus tard.

[12Larchevesque-Thibaud fut remplacé à l’Assemblée par le suppléant Jean-François Reynaud, comte de Villeverd.

[13Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, (1847), Port-au-Prince, 1989, t. 1, p. 51.

[14Y. Debbasch, Couleur et liberté, op. cit., p. 144 et s. Voir aussi F. Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, op. cit., I, chap. 2, pp. 32-40.

[15David Geggus, « Esclaves et gens de couleur libres de la Martinique pendant la période révolutionnaire et napoléonienne : trois moments de résistance », Revue Historique, 1996, pp. 105-132.

[16F. Gauthier, L’Aristocratie de l’épiderme, op. cit., I, chap. 1.

[17Sur l’affrontement Moreau de Saint-Méry/Raimond, je renvoie à mon livre F. Gauthier, L’Aristocratie de l’épiderme, op. cit.

[18B. Maurel, Le Vent du large ou le destin tourmenté de J.B. Gérard, colon de Saint-Domingue, Paris, 1952. L’auteur, descendante de ce Gérard, a eu accès à ses papiers personnels et présente une biographie du député de la population blanche de la province du Sud de la colonie.

[19Voir B. Maurel, op. cit., p. 162. Il est curieux que G. Debien n’en dise rien dans son livre cité plus haut qu’il a pourtant publié postérieurement aux travaux de B. Maurel. Craignait-il de détruire la belle légende d’un Barnave révolutionnaire ?

[20Archives nationales, AD XVIIIc 118, n° 22, Antoine de Cournand, Requête présentée à nos seigneurs de l’Assemblée nationale, en faveur des gens de couleur de l’île de Saint-Domingue, texte distribué aux députés en octobre 1789, voir une analyse détaillée dans F. Gauthier, op. cit., p. 28 et s.

[21Texte publié et souligné par Raimond lui-même et distribué aux députés de l’Assemblée constituante, voir F. Gauthier, op. cit., I, chap. 4, pp. 52 et s.

[22Louis Sala-Molins, Le code noir, Paris, 1987, p. 200.

[23J. Raimond, Observations sur l’origine et les progrès du préjugé des Colons blancs contre les Hommes de couleur, Paris, Belin, 26 janvier 1791, 28 p., voir F. Gauthier, op. cit., III, chap. 4, pp. 226 et s.

[24Archives nationales, AD XVIIIc 118, Dernières observations des Citoyens de couleur des îles et colonies françaises, 27 nov. 1789, 19 p. ; F. Gauthier, op. cit., I, chap. 4.

[25Voir Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, Paris, (1986), PUF, 1998.

[26Archives nationales, ADXVIIIc 118, Observations d’un habitant des Colonies sur le Mémoire en faveur des gens de couleur adressé à l’Assemblée nationale par M. Grégoire, sans lieu, 16 décembre 1789, sans nom d’auteur. Voir F. Gauthier, op. cit., II, chap. 3, pp. 79-94.

[27Barré de Saint-Venant arrivé à Paris, fut un des fondateurs du Club Massiac, avec son ami Moreau de Saint-Méry, en août 1789, voir Y. Debbasch, Couleur et liberté, op. cit., p. 106 et s.

[28Archives nationales, ADXVIIIc 120, Moreau de Saint-Méry, Considérations présentées aux vrais amis du repos et du bonheur de la France…, Imprimerie nationale, 1er mars 1791, p. 9.

[29Ibid., p. 9

[30Cette femme est Jeanne Odo, voir F. Gauthier, « Jeanne Odo ou l’humanité des Africains. Deux portraits, 1791-1794 », in Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Nantes, 2003, n° 5 : Les Femmes dans la traite et l’esclavage, pp. 65-82.

[31Moreau de Saint-Méry, Considérations…, op. cit., p. 36.

[32Ibid.

[33Ibid., p. 48.

[34Ibid., p. 41. On trouvera les édits de 1685 et de 1724 dans L. Sala-Molins, Le code noir, op. cit. Soulignons que Sala-Molins interprète l’édit de 1685 à la manière des ségrégationnistes, comme le fait Moreau de Saint-Méry, pour qui le préjugé a toujours existé et serait un fait de nature. L’analyse de l’apparition du préjugé et de son histoire faite par Raimond disparaît ou est ignorée, et avec elle, l’indifférence à la couleur qui caractérise pourtant l’édit de 1685 : est-ce un effet de la falsification de Moreau de Saint-Méry ? Cela nous a paru mériter d’être interrogé.

[35Y. Debasch, op. cit., p. 104.

[36Ibid., Livre III, chap 1. Une mise à jour de l’ordre raciste, p. 246 et s.

[37Archives nationales, ADXVIIIc 118, « Lettre de la députation de Saint-Domingue à ses commettants », 11 janvier 1790, in Correspondance secrète des colons de Saint-Domingue, Paris, mai 1790, p. 25. Cette édition a été faite par les soins de J. Raimond, voir F. Gauthier, L’Aristocratie de l’épiderme, op. cit., III, chap. 1, pp. 155-172.

[38Voir Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Gallimard, 1982, chap. Terreur.

[39Archives Parlementaires, Assemblée constituante, 11 mai 1791, t. 25, p. 752.

[40Moreau de Saint-Méry, Observations d’un habitant…, op. cit., p. 50.

[41Didier Renard, « Vivre blanchement : les hommes de couleur libres et la Révolution française », in Les droits de l’homme et la conquête des libertés, Grenoble, Musée de la Révolution française de Vizille, 1988, p. 260.

[42Les ségrégationnistes d’aujourd’hui utilisent les termes de purification ethnique, qui est un équivalent de la pureté raciale, et refusent le métissage.

[43Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ? », (1784), VIII, 35, trad. S. Piobetta in Kant, La philosophie de l’histoire, Paris, Médiations, 1947.

[44Ibid., VIII, 36.

[45Ibid., VIII, 39-40.

[46Ibid., VIII, 40.

Navigation

Sites favoris Tous les sites

Brèves Toutes les brèves